VII
HOMMES D’UN SEUL LIVRE

Dieu qui protège bien les fous et les ivrognes, et même les greffiers, ne voulut pas m’abandonner complètement. À vrai dire, on ne me tortura pas beaucoup. Le Saint-Office avait lui aussi ses règles ; et malgré son fanatisme et sa cruauté, il en observait scrupuleusement certaines. Je reçus plus d’une gifle et plus d’un coup, c’est vrai. Sans parler des privations et des nombreux moments de chagrin que je dus traverser. Mais une fois qu’ils eurent établi mon âge, mes treize ans me valurent de rester à distance respectueuse de ces sinistres engins de bois, de roues et de cordes que je pouvais voir au bout de la salle à chacun de mes interrogatoires. Et même les rossées que je reçus furent limitées en nombre, en intensité et en durée. D’autres n’eurent pas cette chance. J’ignore si c’est avec le concours du chevalet – on couchait le supplicié dessus, puis on le désarticulait en donnant des tours et des tours de corde – ou sans lui que je continuai à entendre ce cri de femme qui m’avait donné la chair de poule à mon arrivée. Toujours est-il que je l’entendais fréquemment, jusqu’à ce qu’il cesse tout à coup, le jour où je me retrouvai dans la salle d’interrogatoire et que je vis enfin la malheureuse Elvira de la Cruz.

Petite, grassouillette, elle n’avait rien à voir avec le personnage de roman que je m’étais imaginé dans ma caboche. De toute façon, la plus parfaite beauté n’aurait pas résisté à ces cheveux impitoyablement rasés, à ces yeux rougis, cernés par le manque de sommeil et la souffrance, aux marques de cordes sur ses poignets et ses chevilles, sous son habit sale de novice. Elle était assise – j’appris bientôt qu’elle était incapable de se tenir debout sans aide – et elle avait dans ses yeux le regard le plus vide et le plus perdu que j’aie jamais vu : une absence absolue, faite de toute la douleur, de toute la fatigue et de toute l’amertume de celui qui connaît le fond du puits le plus noir qu’on puisse imaginer. Elle devait avoir dix-huit ou dix-neuf ans, mais on aurait dit une petite vieille décrépite. Chaque fois qu’elle bougeait un peu sur sa chaise, ses gestes étaient lents et douloureux, comme si la maladie ou une vieillesse prématurée avait désarticulé chacun de ses os. Ce qui était précisément le cas.

Quant à moi, au risque de paraître fanfaron, je dirai qu’ils ne purent m’arracher une seule des paroles qu’ils désiraient obtenir. Pas même lorsque l’un des bourreaux, le roux, s’occupa de mesurer consciencieusement mes épaules avec un nerf de bouf. Même couvert de bleus, au point de devoir dormir sur le ventre – si on peut appeler dormir ce demi-sommeil agité, à mi-chemin entre la réalité et les fantasmes –, personne ne put faire sortir de mes lèvres sèches et gercées, couvertes de croûtes de sang qui cette fois était le mien, autre chose que des gémissements de douleur ou des protestations d’innocence. Cette nuit-là, je me promenais par là en rentrant chez moi. Mon maître, le capitaine Alatriste, n’avait rien à voir avec cette affaire. Je n’avais jamais entendu parler de la famille de la Cruz. J’étais un vieux chrétien et mon père était mort pour le roi en Flandre… Et je recommençais : cette nuit-là, je me promenais par là en rentrant chez moi…

Il n’y avait aucune pitié en eux, pas même ces lueurs d’humanité qu’on devine parfois chez les plus méchants. Religieux, juge, greffier et bourreaux se comportaient avec une froideur et un détachement si rigoureux que c’était justement cela qui faisait le plus peur. Plus même que les souffrances qu’ils pouvaient infliger : la détermination glacée de celui qui se sait dans le droit-fil des lois divines et humaines et qui jamais ne met en doute la probité de ses actes. Plus tard, avec le temps, j’ai appris que si tous les hommes sont capables de faire le bien et le mal, les pires sont toujours ceux qui, quand ils font le mal, s’abritent sous l’autorité des autres et prétextent qu’ils ne font qu’exécuter des ordres. Et si ceux qui disent agir au nom d’une autorité, d’une hiérarchie ou d’une patrie sont terribles, bien pires encore sont ceux qui justifient leurs actes en invoquant un dieu. Quand il m’est arrivé d’avoir à traiter avec des gens qui faisaient le mal, ce qu’il n’est pas toujours possible d’éviter, j’ai toujours préféré ceux qui étaient capables de prendre leurs responsabilités. Car dans les prisons secrètes de Tolède, j’ai appris, presque au prix de ma vie, qu’il n’y a rien de plus méprisable et de plus dangereux qu’un méchant qui se couche tous les soirs la conscience tranquille. C’est le pire qu’on puisse imaginer. Surtout quand cette bonne conscience s’allie à l’ignorance, à la superstition, à la stupidité ou au pouvoir, ce qui n’est pas rare. Pire encore quand ils se font les exégètes d’une seule parole, que ce soit le Talmud, la Bible, le Coran ou que sais-je encore. Je n’ai pas coutume de donner des conseils – l’expérience des uns ne sert jamais de leçon aux autres – mais en voici un qui ne vous coûtera guère : méfiez-vous toujours de ceux qui ne lisent qu’un seul livre.

J’ignore quels livres avaient lus ces hommes. Mais pour ce qui est de leur conscience, je suis sûr que rien ne l’asticotait – ce qui ne sera plus jamais le cas s’ils brûlent pour l’éternité en enfer, comme je le souhaite. À ce point de mon calvaire, j’avais découvert qui donnait le ton, ce religieux sombre et décharné au regard fébrile. C’était le père Emilio Bocanegra, président du Conseil des six juges, le plus terrible des tribunaux du Saint-Office. Et selon ce que j’avais entendu de la bouche du capitaine Alatriste et de ses amis, c’était aussi l’un des ennemis les plus acharnés de mon maître. C’était lui qui avait battu la mesure lors des interrogatoires. Les autres religieux et le juge silencieux en robe noire se bornaient à faire office de témoins, pendant que le greffier notait les questions du dominicain et mes réponses laconiques.

Mais cette fois, ce fut différent. Car lorsque je comparus, ce ne fut pas moi qu’on interrogea, mais la pauvre Elvira de la Cruz. Et je devinai que les choses prenaient un tour inquiétant quand je vis le père Emilio me montrer du doigt.

— Connaissez-vous ce garçon ?

Mes craintes se transformèrent en panique – je n’étais pas encore allé aussi loin qu’elle dans l’horreur – quand la novice hocha sa tête rasée, sans même me regarder. Effrayé, je vis que le greffier attendait, la plume en l’air, regardant tour à tour Elvira de la Cruz et l’inquisiteur.

— Répondez à haute voix, lui ordonna le père Emilie.

La malheureuse prononça un « oui » étouffé, à peine audible. Le greffier trempa sa plume dans son encrier, puis se mit à écrire et je sentis plus que jamais que le sol allait s’ouvrir sous mes pieds.

— Savez-vous s’il observe des pratiques judaïsantes ?

Le deuxième « oui » d’Elvira de la Cruz me fit pousser un cri de protestation qui s’étouffa aussitôt lorsque le sbire roux m’administra un formidable soufflet. Depuis quelque temps – peut-être craignaient-ils que l’autre bourreau, le géant, ne m’assomme d’un coup –, il était chargé de tout ce qui concernait ma personne. Sourd à ma protestation, le père Emilio continuait à me montrer du doigt, sans cesser de fixer la jeune novice.

— Vous confirmez devant ce saint tribunal que ledit Inigo Balboa a exprimé en paroles et en actes des croyances hébraïques et qu’il a participé, avec votre père, vos frères et d’autres complices, à une conspiration pour vous arracher à votre couvent.

Le troisième « oui » fut de trop pour mes forces. Esquivant les mains du sbire roux, je criai que cette malheureuse mentait comme elle parlait et que je n’avais jamais rien eu à voir avec la religion juive. C’est alors qu’à ma grande surprise, au lieu de faire la sourde oreille comme auparavant, le père Emilio se retourna vers moi, un sourire sur les lèvres. Un sourire triomphant de haine, si épouvantable et si méchant qu’il me laissa cloué sur place, muet, immobile, le souffle coupé. Content de lui, le dominicain s’en fut alors jusqu’à la table où se trouvaient les autres. Il y prit la chaîne avec le colifichet qu’Angélica de la Cruz m’avait donnée à la fontaine del Acero, nous la montra, d’abord à moi, puis aux membres du tribunal et enfin à la novice.

— Et vous aviez déjà vu ce sceau magique, né de l’horrible superstition de la Kabbale hébraïque, qui a été saisi sur la personne dudit Inigo Balboa au moment où il a été arrêté par des familiers du Saint-Office et qui prouve sa participation dans cette conjuration juive ?

Elvira de la Cruz ne m’avait pas regardé une seule fois. Elle ne regarda pas davantage le colifichet d’Angélica que le père Emilio tenait devant ses yeux, se contentant de répondre « oui » comme auparavant, les yeux rivés au sol, tellement abattue et défaite qu’elle ne paraissait même plus connaître la honte. Épuisée, indifférente, on aurait dit qu’elle voulait en finir une fois pour toutes, se jeter dans un coin et trouver le sommeil dont elle semblait avoir été privée la moitié de sa vie.

Quant à moi, j’étais tellement atterré que je ne pus cette fois protester. Le chevalet de torture ne m’inquiétait plus. Mon urgente préoccupation était maintenant de savoir si l’on envoyait au bûcher les moins de quatorze ans.

— C’est confirmé. L’affaire porte la signature d’Alquézar.

Alvaro de la Marca, comte de Guadalmedina, était vêtu d’un bel habit de drap vert brodé d’argent, de bottes de daim et d’une wallonne très travaillée en dentelle de Flandre. Il avait la peau blanche, des mains fines et il était bel homme, le plus beau de la cour, disait-on. Assis à califourchon sur un tabouret dans la misérable chambre du tripot de Juan Vicuna, il ne perdait rien de son allure de gentilhomme. Derrière la jalousie, on apercevait la salle remplie de monde. Le comte avait joué un peu, sans grand succès car il n’avait pas la tête aux cartes, avant de s’esquiver, prétextant un besoin, pour rejoindre le capitaine Alatriste et Don Francisco de Quevedo qui venait d’entrer, le bas de son visage dissimulé sous sa cape, par la porte secrète de la Plaza Mayor.

— Vous aviez raison, poursuivit Guadalmedina. Il s’agissait effectivement de porter un coup à Olivares, sans effusion de sang, en ternissant la réputation du couvent. Et au passage, en profiter pour régler les comptes avec Alatriste… Ils ont inventé une conspiration hébraïque et ils veulent un bûcher.

— Pour le petit aussi ? demanda Don Francisco.

Tout de noir vêtu, à part la croix de l’ordre de Saint-Jacques sur la poitrine, il contrastait avec l’élégance recherchée de l’aristocrate. Il était assis à côté du capitaine, sa cape posée sur le dossier de sa chaise, l’épée au ceinturon et le chapeau sur les genoux. Avant de répondre, Alvaro de la Marca prit un pichet de muscat qui se trouvait sur un tabouret, à côté d’une longue pipe de terre cuite et d’une boîte de tabac haché. Il se servit un verre. Le pichet était déjà bien entamé car Quevedo s’y était attaqué dès qu’il avait franchi la porte, grognon comme toujours, maudissant la nuit, la rue et la soif.

— Oui, confirma l’aristocrate. Avec la novice, c’est tout ce qu’ils ont puisque l’autre survivant de la famille, le fils aîné, s’est envolé – il haussa les épaules et fit une pause, le visage grave. Selon mes renseignements, ils préparent un grand autodafé.

— Vous en êtes sûr ?

— Absolument. Je suis allé jusqu’où on pouvait aller, en payant comptant. L’argent délie les langues, mais avec l’Inquisition, il y a des limites.

Le capitaine ne répondit pas. Il était assis sur le lit, pourpoint ouvert. Il passait lentement une pierre à affûter sur le fil de sa dague. La lumière de la lampe à huile laissait ses yeux dans l’ombre.

— Je m’étonne qu’Alquézar vise si haut, dit Don Francisco qui nettoyait ses besicles sur sa journade. Même par personne interposée, je vois mal un secrétaire du roi s’attaquer au favori.

Guadalmedina but quelques gorgées de muscat et fit claquer sa langue, les sourcils froncés. Puis il essuya sa moustache frisée avec un mouchoir parfumé qu’il sortit de sa manche.

— Ne vous étonnez pas. Ces derniers mois, Alquézar a pris beaucoup d’influence auprès du roi. Il est la créature du Conseil d’Aragon aux membres duquel il rend d’importants services et il a acheté récemment plusieurs conseillers de Castille. De plus, grâce au père Emilio Bocanegra, il a ses appuis parmi les durs du Saint-Office. Il continue à se montrer soumis avec Olivares, mais il est clair qu’il joue son propre jeu… Il devient plus fort et il augmente sa fortune de jour en jour.

— D’où sort-il son argent ? demanda le poète. Alvaro de la Marca haussa encore une fois les épaules. Il avait rempli de tabac la pipe de terre cuite et il l’allumait à la flamme de la lampe. Juan Vicuna aimait pétuner quand il était avec Diego Alatriste. Mais le capitaine n’appréciait guère ces feuilles aromatiques ramenées par les galions des Indes dont l’apothicaire Fadrique vantait chaleureusement les vertus curatives. De son côté, Quevedo préférait priser.

— Personne ne le sait, dit le comte en rejetant la fumée par le nez. Alquézar travaille peut-être pour d’autres. Ce qui est sûr, c’est qu’il a la bourse large et qu’il corrompt tout ce qu’il touche. Jusqu’au favori qui aurait parfaitement pu le renvoyer à Huesca et qui le traite maintenant avec beaucoup d’égards. On dit qu’il aspire à la charge de protonotaire d’Aragon, et même à celle de secrétaire du cabinet privé… S’il y parvient, il sera intouchable.

Diego Alatriste semblait plongé dans ses réflexions. Il posa sur sa paillasse sa pierre à affûter et passa un doigt sur le fil de sa dague. Puis, très lentement, il fit glisser la biscayenne dans son fourreau. Ce n’est qu’alors qu’il leva les yeux vers Guadalmedina.

— Il n’y a donc aucun moyen d’aider Inigo ? Derrière la fumée de la pipe, le comte fit une grimace de pitié.

— J’ai peur que non. Tu sais comme moi que celui qui tombe entre les mains de l’Inquisition se trouve pris dans une machine aussi implacable qu’efficace… – il fronça les sourcils en se caressant le menton d’un air pensif. Ce qui me surprend, c’est qu’ils ne t’aient pas pris.

— Je me cache.

— Je parle d’autre chose. Ils disposent de moyens pour savoir tout ce qu’ils veulent savoir. Mais ils n’ont même pas fouillé ta maison… Ils n’ont donc pas encore de preuves contre toi.

— Ils se moquent bien des preuves, dit Don Francisco en s’emparant du pichet de muscat. On les fabrique ou on les achète – et il se mit à réciter entre deux gorgées de vin :

Car l’honneur ils s’assoient dessus, et tout privilège est déchu…

Guadalmedina allait porter la pipe à sa bouche. Il arrêta son geste.

— Non. Pardonnez-moi, señor Quevedo. Le Saint-Office est très pointilleux sur certaines choses. S’il n’y a pas de preuves, Bocanegra aura beau jurer que le capitaine est plongé jusqu’au cou dans cette affaire, le Conseil suprême n’approuvera jamais qu’on s’en prenne à lui. S’ils ne font rien d’officiel, c’est que le petit n’a pas parlé.

— Ils finissent tous par parler – le poète but une longue gorgée, puis une autre. Et c’est presque un enfant.

— Eh bien, je crois que celui-là ne l’a pas fait, même si c’est un enfant. C’est ce que m’ont donné à entendre les personnes avec lesquelles je me suis entretenu toute la journée. À dire vrai, Alatriste, avec tout l’or que j’ai gaspillé aujourd’hui à ton service, nous pourrions être quittes pour l’affaire des Querquenes… si certaines choses pouvaient se payer avec de l’or.

Alvaro Luis Gonzaga de la Marca y Alvarez de Sidonia, comte de Guadalmedina, grand d’Espagne, confident de Sa Majesté, admiré par les dames de la cour et envié par plus d’un gentilhomme du meilleur sang, adressa à Diego Alatriste un regard complice, un regard d’amitié sincère que personne n’aurait cru possible entre un homme de sa qualité et un obscur soldat qui, loin de la Flandre et de Naples, gagnait sa vie comme spadassin.

— Votre Grâce a-t-elle ce que je lui ai demandé ? fit Alatriste.

Le sourire du comte s’élargit.

— Je l’ai – il posa la pipe pour sortir de son pourpoint un petit paquet qu’il remit au capitaine. Voici.

Une personne moins intime que Don Francisco de Quevedo se serait surprise de la familiarité de l’aristocrate et de l’ancien soldat. Il était notoire que Guadalmedina avait eu recours plus d’une fois à l’acier de Diego Alatriste pour régler des affaires qui nécessitaient une bonne main et peu de scrupules, comme la mort du petit marquis de Soto. Mais cela ne signifiait pas pour autant que celui qui payait contractait une obligation quelconque envers l’autre.

Et encore moins qu’un grand d’Espagne jouissant d’une position à la cour joue les informateurs dans une affaire de l’Inquisition, pour le compte d’un homme dont on pouvait acheter l’épée en secouant simplement une bourse bien pleine. Mais, comme le savait parfaitement Don Francisco de Quevedo, il y avait entre Diego Alatriste et Alvaro de la Marca quelque chose de plus que de sombres histoires résolues ensemble. Près de dix ans plus tôt, alors que Guadalmedina était un jeune homme sans expérience qui accompagnait les galères des vice-rois de Naples et de Sicile lors de la désastreuse journée des Querquenes, il s’était trouvé en fâcheuse posture quand les Maures étaient tombés sur les troupes du roi catholique alors qu’elles traversaient à gué le lac. Le duc de Nocera avec qui était Don Alvaro avait reçu cinq terribles blessures, et de toutes parts accouraient des Arabes armés de cimeterres, de piques et d’arquebuses, décimant les rangs des Espagnols qui finirent par se battre non plus pour le roi mais pour sauver leur peau, tuant pour ne pas mourir, dans une épouvantable retraite, de l’eau jusqu’à mi-corps. Comme le racontait Guadalmedina, tout était perdu. Un Maure se jeta sur lui et il perdit son épée en l’enfonçant dans son corps. Un autre Maure lui donna deux coups de cimeterre au moment où il se décidait à chercher sa dague dans l’eau. Il se voyait déjà mort, ou esclave – et plus la première chose que la seconde – quand un petit groupe de soldats qui résistaient encore et se donnaient du courage en criant « Espagne, Espagne » entendit ses appels au secours malgré la fusillade. Deux ou trois vinrent le secourir en pataugeant dans la boue, bataillant ferme avec les Arabes qui les entouraient. Un de ces soldats arborait une énorme moustache et avait les yeux clairs. Après avoir ouvert la tête d’un Maure avec sa pique, il prit le jeune Guadalmedina à bras-le-corps et le traîna sur la vase rougie par le sang jusqu’aux canots et aux galères qui attendaient devant la plage. Arrivé là, il dut encore se battre, tandis que Guadalmedina perdait son sang sur le sable, entre les tirs d’arquebuse, les flèches et les coups de cimeterre. Finalement, le soldat aux yeux clairs put enfin se jeter à l’eau avec lui et, le prenant sur ses épaules, le porter jusqu’au canot de la dernière galère, tandis que derrière eux montaient les cris des malheureux qui n’avaient pas réussi à s’échapper, massacrés ou réduits à l’esclavage sur cette plage fatidique.

Ces mêmes yeux clairs étaient maintenant devant lui, dans le tripot de Juan Vicuna. Et – comme c’est rarement le cas, sauf chez les cours généreux – Alvaro de la Marca n’avait pas oublié sa dette avec le passage des années. Encore moins quand il sut que le soldat qui lui avait sauvé la vie aux Querquenes, celui que ses camarades appelaient respectueusement capitaine, sans qu’il le soit, s’était aussi battu en Flandre sous les drapeaux de son père, le vieux comte Don Fernando de la Marca. Une dette que, de son côté, Diego Alatriste ne faisait jamais valoir sauf dans des circonstances extrêmes, naguère lors de l’aventure des deux Anglais et aujourd’hui qu’il y allait de ma vie.

— Revenons à notre Inigo, continua Guadalmedina. S’il ne témoigne pas contre toi, Alatriste, tout s’arrête là. Mais il est en prison et apparemment ils portent contre lui des accusations graves.

— Que peut lui faire l’Inquisition ?

— Ce qu’elle veut. La jeune fille, ils vont la brûler, aussi sûr que Christ est Dieu. Quant à lui, tout est possible. Il peut s’en tirer avec quelques années de prison, deux cents coups de fouet ou la caroche. Mais il est sûr qu’il risque le bûcher.

— Et Olivares ? demanda Don Francisco.

Guadalmedina fit un geste vague. Il avait repris la pipe de terre et tirait dessus, les yeux mi-clos derrière la fumée.

— Il a reçu le message et il s’occupera de l’affaire. Mais nous ne devons pas trop attendre de lui… S’il a quelque chose à dire, il nous le fera savoir.

— Pardieu, c’est bien peu, fit Don Francisco, mécontent.

Guadalmedina regarda le poète en fronçant un peu les sourcils.

— Le favori de Sa Majesté est un homme occupé.

Il avait parlé sur un ton plutôt sec. Alvaro de la Marca admirait le talent de Don Francisco et il l’estimait en tant qu’intime du capitaine et de plusieurs amis communs – ils s’étaient trouvés ensemble à Naples, avec le duc d’Osuna. Mais l’aristocrate était également poète à ses heures et malheureusement Don Francisco n’appréciait pas ses vers. Pire, pour flatter le poète, il lui avait dédié une octave qui était l’une des meilleures de sa plume ; elle commençait ainsi :

Au bon saint Roch en patient claudicant…

Le capitaine ne leur prêtait pas attention, occupé qu’il était à défaire le paquet apporté par le comte. Alvaro de la Marca tirait toujours sur sa pipe sans le quitter des yeux.

— Fais bien attention, Alatriste, dit-il finalement.

Le capitaine ne répondit pas. Il regardait attentivement les objets apportés par Guadalmedina. Sur le drap froissé qui recouvrait la paillasse, il y avait un plan et deux clés.

Le Prado grouillait de monde. C’était la promenade de l’après-midi et les voitures qui venaient de la Porte de Guadalajara et de la Calle Mayor s’attardaient entre les fontaines et sous les arbres tandis que le soleil couchant rasait déjà les toits de Madrid. Entre le coin de la rue d’Alcalá et le carrefour de la chaussée de San Jerónimo, ce n’était qu’un va-et-vient de voitures couvertes et découvertes, de cavaliers aux côtés de dames, de coiffes blanches de duègnes, de tabliers de servantes, d’écuyers, de marchands d’eau du Cano Dorado et d’hydromel épicé, de femmes qui vendaient à la criée des fruits, des petits pots de crème, des conserves et des gourmandises.

Grand d’Espagne, autorisé à rester couvert devant le roi, le comte de Guadalmedina avait le droit d’utiliser une voiture à quatre mules – l’attelage à six mules était réservé à Sa Majesté. Mais pour l’occasion, qui demandait de la discrétion, il avait choisi dans ses remises une modeste voiture sans armoiries, attelée à deux mules grises que conduisait un cocher sans livrée. Elle était cependant assez grande pour que lui-même, Don Francisco de Quevedo et le capitaine Alatriste puissent y prendre aisément place et attendre en montant et en descendant le Prado le rendez-vous convenu. Ils passaient donc inaperçus parmi les douzaines de voitures qui avançaient lentement dans la lumière du crépuscule. Le Madrid élégant se répandait aux alentours du couvent des hiéronymites, de graves chanoines se promenaient pour s’ouvrir l’appétit, à côté d’étudiants aussi riches en stratagèmes que pauvres de maravédis et de commerçants ou d’artisans qui se donnaient des airs d’hidalgos avec leur épée à la ceinture. Mais il y avait surtout beaucoup de galants, beaucoup de mains blanches qui ouvraient et refermaient les rideaux des voitures, beaucoup de dames plus ou moins découvertes qui montraient comme par mégarde un bon pied de vertugadin séducteur. À mesure que les derniers lambeaux de jour disparaîtraient, le Prado se remplirait d’ombres et, les gens de bien rentrés chez eux, il deviendrait le territoire des putains, des gentilshommes en quête d’aventures et de toutes sortes de vauriens, faisant de ce lieu un endroit propice aux intrigues, aux rendez-vous galants et aux rencontres furtives sous les peupliers. Pour le moment, on se cachait encore et l’on conservait toutes ses bonnes manières tandis qu’on échangeait des billets de voiture à voiture au milieu des regards, des coups d’éventail, des insinuations et des promesses. Et certains des plus respectables gentilshommes et dames qui se croisaient sans avoir l’air de se connaître se retrouveraient bientôt en apartés amoureux dès le coucher du soleil, profitant de l’intimité d’une voiture ou de l’ombre d’une des fontaines de pierre qui ornaient la promenade. Les querelles n’y étaient pas rares entre amoureux, amants jaloux ou maris cocus. Le défunt comte de Villamediana – qui s’était fait éventrer d’un coup d’arbalète en pleine promenade sur la Calle Mayor pour son impudence – avait écrit ces vers célèbres :

Me voici à Madrid, le Prado méconnais, ce n’est point par oubli qu’il me faut l’ignorer, mais c’est qu’il est foulé, ainsi qu’il m’apparaît, par ceux qui ne viennent ici que pour brouter.

Riche, célibataire et habitué du Prado et de la Calle Mayor, Alvaro de la Marca comptait parmi ceux qui faisaient des cocus à la douzaine. Mais il n’avait pas l’humeur à la bagatelle cet après-midi-là. Vêtu d’un discret costume de drap gris comme son cocher et ses mules, il s’efforçait de ne pas attirer l’attention. Alors qu’il avait ouvert le rideau de sa voiture, il s’en écarta prestement au passage d’une voiture découverte dans laquelle se trouvaient des dames croulant sous les passements d’argent et les soieries, qui agitaient de petits éventails napolitains. Nul doute qu’il les connaissait plus qu’il ne convenait et qu’il ne désirait point les saluer. À l’autre fenêtre, Don Francisco de Quevedo épiait lui aussi derrière son rideau à moitié fermé. Diego Alatriste était assis au milieu, les jambes allongées dans ses grandes bottes de cuir, bercé par le doux balancement de la voiture, silencieux comme toujours. Les trois hommes avaient leurs épées entre leurs genoux et leurs chapeaux sur la tête.

— Le voilà, dit Guadalmedina.

Quevedo et Alatriste se penchèrent un peu du côté du comte pour jeter un coup d’œil. Une voiture noire semblable à la leur, sans armoiries sur la portière, rideaux tirés, venait de passer la Torrecilla et remontait la promenade. Vêtu de brun, le cocher avait deux plumes à son chapeau, l’une blanche et l’autre verte.

Guadalmedina ouvrit le judas et lança un ordre à son cocher qui fit claquer ses guides pour se mettre à la hauteur de l’autre véhicule. Les deux voitures roulèrent ainsi côte à côte jusqu’à ce que la première s’arrête dans un coin discret, sous les branches d’un vieux marronnier près duquel coulait une fontaine ornée d’un dauphin de pierre ; la deuxième s’arrêta à son tour. Guadalmedina ouvrit la portière et descendit dans l’étroit espace qui séparait les deux voitures. Alatriste et Quevedo firent de même, en ôtant leurs chapeaux. Le rideau s’ouvrit sur un visage sanguin et ferme, durci par des yeux sombres et intelligents, une barbe et des moustaches féroces, une grosse tête sur de puissantes épaules, et la croix rouge de l’ordre de Calatrava. Ces épaules supportaient le poids de la plus grande monarchie sur terre. Elles appartenaient à Don Gaspar de Guzmán, comte d’Olivares, favori de Philippe IV, roi de toutes les Espagnes.

— Je ne m’attendais pas à vous revoir de sitôt, capitaine Alatriste. Je vous croyais en route pour la Flandre.

— C’était mon intention, Excellence. Mais j’ai eu un empêchement.

— Je vois… Vous a-t-on déjà dit que vous aviez un singulier talent pour vous compliquer la vie ?

Ce dialogue entre le favori du roi d’Espagne et un obscur spadassin avait quelque chose d’insolite. Dans l’étroit espace qui séparait les deux voitures, Guadalmedina et Quevedo écoutaient en silence. Le comte d’Olivares les avait salués distraitement et maintenant il s’adressait au capitaine Alatriste avec une attention presque courtoise en dépit de son aspect hautain et sévère. Le favori n’était pas coutumier du fait, ce qui n’échappa à personne.

— Un talent étonnant, répéta Olivares, comme pour lui-même.

Le capitaine se garda de répondre et resta silencieux, chapeau à la main, respectueux mais sûr de lui. Après lui avoir lancé un dernier regard, le conseiller du roi s’adressa à Guadalmedina :

— A propos de ce qui nous occupe, dit-il, sachez qu’on ne peut rien faire. Je vous remercie de vos informations, mais je ne peux rien vous offrir en échange. Pas même le roi n’intervient dans les affaires du Saint-Office – il fit un geste de sa main forte et large sur laquelle se nouaient de grosses veines. Sans compter que nous ne saurions déranger Sa Majesté pour si peu.

Alvaro de la Marca regarda Alatriste qui demeurait impassible, puis il se tourna vers Olivares.

— Il n’y a donc aucune porte de sortie ?

— Aucune. Et je regrette de ne pouvoir vous aider – il y avait une pointe de sincérité condescendante dans la voix du conseiller. D’autant plus que le coup qui visait notre capitaine Alatriste m’était destiné à moi aussi. Mais c’est ainsi.

Guadalmedina s’était découvert devant Olivares, malgré son titre de grand d’Espagne. Il pencha la tête. Courtisan, Alvaro de la Marca savait que les échanges de bons procédés avaient leurs limites à la cour. C’était déjà pour lui un triomphe que l’homme le plus puissant de la monarchie lui accorde une minute de son temps. Pourtant, il insista :

— Vont-ils brûler le petit, Excellence ?

Le conseiller ajusta les manchettes de dentelle flamande qui dépassaient des manches de son pourpoint galonné de vert très sombre, sans bijoux ni parures, aussi austère que les édits contre le luxe qu’il avait fait signer au roi.

— Je crains fort que oui, dit-il d’une voix neutre. Et la jeune fille aussi. Et vous pouvez vous estimer heureux qu’ils n’aient personne d’autre à faire monter sur le bûcher.

— Combien de temps nous reste-t-il ?

— Peu. D’après mes renseignements, la procédure va tambour battant et il pourrait y avoir un autodafé sur la Plaza Mayor dans une quinzaine de jours. Dans l’état actuel de mes relations avec le Saint-Office, l’Inquisition marque un point – il bougea sa tête puissante, assise sur une godille empesée qui serrait son cou robuste et sanguin. Ils ne me pardonnent pas l’histoire des Génois.

Il esquissa un sourire mélancolique entre sa barbe noire et sa féroce moustache, puis il leva légèrement sa main énorme pour signifier que l’entretien était terminé. Guadalmedina inclina brièvement la tête, à peine ce qu’il fallait pour être poli sans perdre son honneur.

— Votre Excellence a été très généreuse de son temps. Nous vous en sommes profondément reconnaissants et nous sommes les débiteurs de Votre Grandeur.

— Je vous enverrai la facture, Don Alvaro. Ma Grandeur ne fait jamais rien gratuitement – le conseiller se retourna vers Don Francisco qui restait là, immobile comme une statue. Quant à vous, monsieur de Quevedo, j’espère que dorénavant nos relations seront meilleures. Je ne détesterais pas un ou deux sonnets louant ma politique en Flandre, de sonnets anonymes dont tout le monde sait qu’ils sont de vous. Et un poème qui viendrait à point nommé pour justifier la nécessité de réduire de moitié la valeur de la monnaie de billon… Quelque chose dans l’esprit de ces vers que vous avez eu la bonté de me dédier l’autre jour :

Car la courtoise étoile qui vous a poussé, sans preuve ni vengeance, au rang de favori, miracle qui égare la maligne envie…

Gêné, Don Francisco jeta un coup d’œil en coulisse à ses compagnons. Après sa longue et pénible disgrâce, la fortune du poète semblait vouloir tourner et lui rendre la position qu’il avait occupée à la cour, après tant de procès et de revers. L’affaire du couvent des adoratrices tombait bien mal pour lui, et qu’il puisse mettre en péril sa bonne étoile actuelle pour une ancienne dette d’honneur en disait long sur son honnêteté. Haï et craint pour sa plume acerbe et la vivacité de son esprit, Quevedo essayait depuis quelque temps de ne pas se montrer hostile au pouvoir, ce qui le forçait à concilier l’éloge avec son habituel pessimisme et ses accès de mauvaise humeur. Humain en fin de compte, fort peu enclin à repartir en exil et prêt à redorer un peu son blason, le grand satiriste mordait son frein, de crainte de tout jeter par terre. De plus, il croyait alors sincèrement, comme beaucoup d’autres, qu’Olivares pourrait être le chirurgien de fer dont avait besoin le vieux lion espagnol. Ajoutons à l’honneur de l’ami d’Alatriste que même dans ces temps favorables il écrivit une comédie qui égratignait le favori dont l’influence grandissait auprès du roi. Cette amitié fragile, malgré les tentatives que firent Olivares et d’autres puissants de la cour pour attirer le poète, finit par se rompre quelques années plus tard. Les mauvaises langues disent que ses fameux libelles éveillèrent la colère du roi, qui les avait trouvés sur sa table, et lui valurent d’être emprisonné, vieux et malade, à San Marcos de Léon. Pour ma part, je crois que c’est autre chose qui fit d’Olivares et de Quevedo des ennemis mortels. Mais tout cela n’arriva que plus tard, quand vint le temps où, la monarchie étant devenue une machine insatiable à dévorer les impôts, ne donnant en échange au peuple épuisé que désastres sur les champs de bataille et erreurs politiques, la Catalogne et le Portugal se révoltèrent, les Français – comme d’habitude – voulurent avoir leur part du gâteau et l’Espagne plongea dans la guerre civile, la ruine et la honte. Mais je reviendrai en temps voulu sur cette triste époque. Pour le moment, il suffira de dire que cet après-midi-là, au Prado, le poète répondit courtoisement mais avec réserve :

— Je consulterai les muses, Excellence. Et je ferai mon possible.

Olivares hocha la tête, satisfait.

— Je n’en doute pas – il parlait comme un homme qui n’aurait pu s’arrêter une seconde, à considérer qu’il puisse en être autrement. Quant à votre procès pour les huit mille quatre cents réaux du duc d’Osuna, vous savez que les choses du palais avancent à pas comptés… Patience. Venez donc bavarder un jour avec moi. Et n’oubliez pas mon poème.

Quevedo le salua avec un certain embarras en regardant encore une fois ses compagnons à la dérobée, et plus particulièrement Guadalmedina, comme s’il craignait de surprendre dans ses yeux une lueur de moquerie. Mais Alvaro de la Marca était un courtisan avisé. Il connaissait les dons de spadassin du poète et fit comme s’il n’entendait rien. Le conseiller se retourna alors vers Diego Alatriste.

— Quant à vous, monsieur le capitaine, je regrette de ne pouvoir vous aider – bien que distante comme il convenait entre deux personnes de conditions si différentes, sa voix était aimable. J’avoue que, pour quelque étrange raison que nous connaissons peut-être vous et moi, j’éprouve une curieuse faiblesse pour votre personne… Faiblesse qui, avec les instances de mon cher ami Don Alvaro, m’a fait vous accorder cette rencontre. Mais sachez que plus on acquiert de pouvoir, moins on a l’occasion de l’exercer.

Alatriste tenait son chapeau d’une main. L’autre était posée sur le pommeau de son épée.

— Avec tout le respect que je vous dois, il suffirait d’un mot de Votre Excellence pour sauver le petit.

— De fait. Il suffirait d’un ordre signé de ma main. Mais ce n’est pas si facile. Il me faudrait faire des concessions en échange. Et dans la charge que j’occupe, il faut être avare de concessions. Votre jeune ami ne pèse pas lourd dans la balance, face aux grandes responsabilités que Dieu et Sa Majesté le roi ont bien voulu placer entre mes mains. Je ne peux donc que vous souhaiter bonne chance.

Son regard indiquait clairement qu’il ne restait plus rien à dire. Mais Alatriste ne baissa pas les yeux.

— Excellence, je n’ai que mes états de service dont tout le monde se moque éperdument et mon épée qui me fait vivre – le capitaine parlait très lentement, comme si au lieu de s’adresser au premier ministre du roi, il réfléchissait à haute voix. Je parle peu et mes ressources sont limitées. Mais on va brûler un enfant innocent dont le père, qui était mon camarade, est mort durant ces guerres qui sont autant celles du roi que les vôtres. Peut-être que Lope Balboa, son fils et moi-même ne pesons pas lourd dans la balance que Votre Excellence a bien voulu mentionner. Mais personne ne connaît jamais les secrets de la vie. Et un beau jour, cinq pouces d’acier peuvent bien valoir tous les papiers, tous les greffiers et tous les sceaux royaux du monde… Si vous aidez le fils orphelin d’un de vos soldats, je vous donne ma parole que vous pourrez compter sur moi.

Personne, pas même Quevedo ou Guadalmedina, n’avait jamais entendu Diego Alatriste parler si longtemps d’une traite. Le conseiller du roi l’écoutait, immobile, impénétrable, à l’exception de ses yeux sagaces où brillait une lueur d’intérêt. Le capitaine parlait d’une voix respectueuse et mélancolique, mais avec une fermeté qui aurait pu paraître un peu rude s’il n’y avait pas eu son regard serein et tranquille, sans la moindre jactance, comme s’il ne faisait qu’énoncer un fait objectif.

— Vous pourrez compter sur moi, répéta-t-il.

Il y eut ensuite un très long silence. Olivares, qui était sur le point de fermer sa portière, s’arrêta. L’homme le plus puissant d’Europe, qui d’un geste pouvait commander des galions chargés d’or et d’argent et déplacer des armées d’un bout à l’autre d’une carte, regarda fixement l’ancien soldat. Sous sa terrible moustache noire, le conseiller semblait sourire.

— Pardieu, dit-il.

Il le regarda pendant ce qui sembla être une éternité. Puis, très lentement, il prit une feuille de papier dans un cartable en maroquin et écrivit quatre mots au crayon : Alquézar. Huesca. Livre vert. Il les relut plusieurs fois, songeur, puis finit par tendre la feuille de papier à Diego Alatriste, en prenant tout son temps, comme s’il hésitait encore à le faire.

— Vous avez parfaitement raison, capitaine, murmura-t-il, toujours pensif, avant de jeter un coup d’œil à l’épée sur laquelle Alatriste posait sa main gauche. On ne sait jamais.